Il y a des sujets qu'on aborde finalement assez rarement en parlant avec les créateurs de jeu vidéo. Pourtant, ce sont des sujets fascinants. Alors quand on a l'occasion d'en parler avec un des grands créateurs, qui, en plus, s'y intéresse directement ou non au travers de ses jeux... on en profite !
Interview : Peter Molyneux
Gameblog : J'aimerais bien parler de sexe.
Peter Molyneux : Ok.
G : Si ça ne vous ennuie pas...
P.M. : Pas du tout. (Il jette un oeil alentours) Si nous étions en Amérique, je crois que des gens seraient en train d'avoir un malaise, dans la pièce, à la simple évocation du sujet...
G : Sans doute ! Mais le fait est que dans Fable II, vous avez permis au joueur d'avoir des rapports sexuels, protégés ou non...
P.M. : ... il a fallu batailler vraiment ferme pour inclure ça...
G : Est-ce qu'il y a la moindre volonté d'éducation derrière ça, ou trouviez-vous juste que les MST et les grossesses non désirées pouvaient être amusantes ?
P.M. : Une fois de plus, ça revient toujours à ces déclarations iconiques qu'on fait quand on conçoit un jeu, comme : "je veux faire un jeu dont vous vous souviendrez", ou "je veux faire un jeu qui vous permette d'être qui que ce soit que vous désiriez être". Parfois, surtout quand vous vous adressez à, disons, des adolescents, c'est une part très importante de leur vie. Et ils souhaitent expérimenter dans ce domaine. Et s'ils expérimentent avec comme si c'était le monde réel, il y a bien sûr des risques attachés à cela. Les risques de grossesses non désirées, ou de MST, en font partie. Mais je ne suis pas là pour faire un jeu éducatif. Je suis là pour faire un jeu qui vous permette d'être ce que vous voulez être. Et c'est à vous de réaliser qu'il y a des conséquences à vos actes, comme dans le monde réel. Maintenant, que vous considériez ces conséquences comme éducationnelles ou amusantes, c'est un peu à vous de voir.
G : Pensez-vous personnellement que le sexe est une thématique que les jeux vidéo devraient savoir aborder plus souvent pour être plus matures, ou diriez-vous plutôt qu'ils doivent être plus matures pour aborder la question ?
P.M. : La simple idée de regarder un film sans la moindre once de début d'intérêt romantique... c'est vraiment rare. Je n'arrive pas à voir beaucoup de films sans, il y a toujours un petit quelque chose. Je veux dire, même dans Rambo, il y a un intérêt romantique ! Et de quelle façon les films parlent-ils de sexe (et quand on le dit comme ça, ça sonne plus dur que ça ne l'est réellement) ? Ils se concentrent sur l'aspect romantique, ou parfois même érotique. Nous dans l'industrie du jeu, nous parlons très rarement de ça.
G : Pourquoi ?
P.M. : A mon avis, parce qu'historiquement, pour une majorité de jeux, il s'agit de mort, de destruction, de tuer, d'horreur, de zombies... il parlent de ça, et se préoccupent avant tout de vous amener d'une scène d'action à la suivante. Maintenant si vous vous attardez sur la science de ce qu'est la réalisation de films, il y a ce qu'on appelle le trajet du héros. Il y a des parties de ce trajet où il s'agit de récupération, et pratiquement toujours, c'est dans ces moments de récupération, au sein du trajet du héros, que se développent les interludes romantiques. Nous n'avons pas cette même tradition du 'trajet du héros' dans les jeux vidéo. La façon dont nous nous en arrangeons, c'est en vous laissant à vous le contrôle de la pause. On donne la liberté de choisir quand sortir, vous marier, avoir des rapports sexuels, et faire ce que vous voulez faire. On ne vous oblige en rien ; vous pouvez passer tout Fable sans jamais parler à quelqu'un du sexe opposé.
Donc pour revenir à la question que vous posez, je pense qu'une partie de la réponse est inhérente à la structure des jeux vidéo, qui nous rend difficile le traitement de rapports sexuels dans les jeux. C'est en train de changer. Et quand il arrive qu'il soit approché, le traitement n'est pas toujours très bon. Il semble que ce soit plutôt l'acte sexuel qui intéresse, et très rarement l'intérêt romantique qui l'entoure.
G : Pour vous, est-ce qu'il y a là matière à faire du jeu, est-ce que les intérêts romantiques que vous évoquez sont pour vous un élément qui a de la valeur ludiquement parlant ?
P.M. : Ah mais complètement. Et je parie que dans le futur, nous aurons des jeux avec ce côté romantique du sexe, et son intérêt amoureux, et ce que j'appellerai de l'érotisme, par opposition à la pornographie. J'entends par là qu'au cinéma, quand vous voyez une scène de sexe, vous ne voyez pas de pénétration. Vous ne voyez pas de fluides corporels voler aux quatre coins de la pièce ; ils capturent le moment, plutôt que de capturer les détails. Et je crois que nous verrons de plus en plus de cela.
Vous savez d'une certaine façon, cela m'attriste quand je vois ce qui est arrivé avec Grand Theft Auto IV. Ils ont tellement eu peur de toute la controverse avec ce qui s'est passé autour de la polémique Hot Coffee, qu'ils sont allés à fond dans l'autre direction. Ecran complètement noir, référence ironique au fait de parler plutôt que de coucher ensemble... j'aurais aimé voir quelque chose.
Alors, maintenant, c'est vrai, il nous a fallu emprunter le même chemin, on ne pouvait pas montrer l'acte sexuel sans offenser, je crois, une grosse partie de notre audience. Les américains s'offusquent extrêmement vite non seulement vis-à-vis du sexe mais aussi de l'anatomie. On a fait une présentation au tout début de Fable II, présentant le concept à Microsoft. Et en jouant un héros féminin, on pouvait voir un téton au travers de ce qu'elle portait. Ça a été comme si Satan venait d'apparaître dans la pièce. "Vous devez enlever le téton", m'a-t-on dit. Et j'ai dit "mais c'est une femme ! Les femmes ont des tétons" ! Je veux dire, on peut être en train de se balader et voir une femme dont les tétons apparaissent au travers d'un t-shirt, ça ne veut pas dire que c'est une catastrophe, et que les enfants vont sortir violer des gens. Ça vous montre à quel point il est difficile de faire un jeu avec un monde crédible. Et d'une certaine manière, il faut en tenir compte.
G : Dans le premier Fable, vous aviez pensé à inclure d'autres héros, en compétition avec le joueur. Est-ce que c'est quelque chose que vous avez essayé d'incorporer à nouveau pour celui-ci ?
P.M. : Non. On n'a pas pu garder ça, parce que nous avons toujours voulu faire le premier Fable dans une époque de héros, et c'était alors une ambition que nous n'avons jamais vraiment réussi à concrétiser (nous l'avons eue par touches à un moment, si je me souviens bien, avec une sorte de leaderboards où on voyait quel héros était en tête, mais les gens n'y prêtaient pas trop attention). Mais le second devait se dérouler à un temps sans héros, une époque d'argent, de monarchie. Un monde qui n'a plus besoin de héros à ce moment. A l'image du nôtre. En tout cas en Grande Bretagne, nous avions Robin des Bois, le Roi Arthur, Georges et le dragon, il s'agissait de héros et de sauveurs individuels. Et puis ils ont juste disparu. Dans le folklore. Et soudainement le monde s'est intéressé à Dickens, et Oliver Twist, et il ne s'agissait plus tout à fait de héros, les légendes des gens n'étaient plus les mêmes. Et nous voulions imiter cela. En posant la question : qu'est ce qu'on ressent quand on est un héros dans un monde qui n'a pas besoin de héros ? Et l'aspect compétition entre héros ne rentrait pas vraiment dans ce cadre.
G : Il y a un sujet en particulier sur lequel je ne peux pas m'empêcher de penser que le jeu vidéo a bien du mal à progresser. C'est l'intelligence artificielle. Vous qui travaillez beaucoup sur la simulation et différents types d'IA, peut-être pouvez-vous me répondre : pourquoi est-ce si diablement difficile d'améliorer l'IA ?
P.M. : Hé bien, il ne s'agit pas tant de l'intelligence artificielle en elle-même. Ce n'est pas vraiment le problème. C'est même probablement plus simple que ce qu'on peut penser. C'est plutôt la façon dont on expose cette IA.
G : La façon de la montrer au joueur ?
P.M. : Oui, la façon de la montrer au joueur. Surtout que maintenant que nous avons des personnages si détaillés... je vous donne un bon exemple. Le chien. Le plus gros problème avec le chien, ce n'était pas son esprit ; son esprit a marché très vite. C'était sa navigation. Ça a été un immense problème, parce que c'était un quadrupède. Il se bloquait dans des trucs. Donc il avait l'air débile et stupide. Peu importe ce que pensait son esprit, lorsqu'il était bloqué dans des rochers... Vous avez peut-être remarqué qu'il a toujours une tendance à se retrouver coincé dans certains endroits. Parce que - et c'est une réponse très ennuyeuse à votre question - tout comme le monde est construit visuellement, le monde est aussi construit "navigationnellement". Et toute notre technologie est faite pour des créatures bipèdes. En y mettant une créature à quatre pattes, ça devient un problème. Et cela met en lumière le problème de l'Intelligence Artificielle : si vous donnez un esprit à quelqu'un, d'un seul et même coup vous ne pouvez plus lui commander d'aller à tel endroit, de telle façon. Il peut décider d'aller à tel autre et se cogner dans des trucs... et donc lorsque vous exposez de l'Intelligence Artificielle, vous devez réussir à faire fonctionner tous ces autres systèmes également, sinon ça a juste l'air stupide.
G : Est-ce que ça revient un peu à cacher des trucs au joueur ?
P.M. : C'est surtout que c'est tellement plus facile de scripter les choses ! Si je peux scripter le mouvement d'une personne de cet endroit de la pièce à cet autre endroit de la pièce, en lui disant de suivre ce chemin, j'évite tous ces tracas. Pas besoin de lui écrire un système de navigation, ou d'évitement, ou de physique, tout cela disparaît. Si vous le basez sur de l'IA, ils sont libres de se cogner et d'errer dans le monde et cela représente une gigantesque masse de travail supplémentaire. Et quand vous êtes à l'étape de conception, les gens vous le disent... Nous avons eu ça sur Fable, vous savez, certaines personnes viennent chez Lionhead, des gens de Microsoft, ils jettent un oeil à ce que nous faisons, et disent : "vous ne devriez pas faire comme ça". Parce que, vous savez, c'est la façon dont eux, ils travaillent. "La meilleure façon de le faire," disent-ils, "c'est de baser cela sur des scripts, parce que du coup vous n'auriez pas à passer tout ce temps pour réaliser cet autre travail". C'est tellement facile de se dire "oh, laissons complètement tomber tout ce truc de simulation". Ça voudrait dire qu'on pourrait avoir 100 personnes dans ce village, au lieu de 60... c'est tellement tentant de laisser tomber l'IA. Il faut être passionné à son propos. Je crois que toute l'astuce, c'est de l'utiliser à son plein potentiel. Et je ne crois toujours pas que nous y soyons pleinement parvenus avec Fable II, mais nous sommes allés beaucoup plus loin qu'avec Fable 1.
La difficulté, c'est la manière dont tous ces systèmes interagissent les uns avec les autres. Pour vous donner un exemple, comment le chien interagit-il avec un autre être humain [que son maître] ? Comment ces êtres humains interagissent-ils avec l'économie du monde, et sa simulation ? C'est là que réside le véritable trésor. Parce que ce qui est véritablement excitant, ici, c'est quand vous jouez à Fable II et que vous y voyez quelque chose que moi je n'ai pas vu. Et ça, ça se produira sans aucun doute grâce à l'IA et à la simulation. Donc je crois que plus ça va, mieux nous arrivons à l'utiliser. C'est une raison très ennuyeuse de ne pas l'utiliser plus : mais c'est juste que c'est une masse de travail titanesque d'y parvenir. Prenons les scènes cinématiques interactives de Fable II par exemple. Mon rêve pour les scènes cinématiques interactives, est de vous permettre de faire absolument tout ce que vous voulez, de la façon dont vous le voulez, pendant la scène, et de laisser l'IA de cinématique se débrouiller avec. Absolument n'importe quoi. Y compris tuer celui qui déclenche le script. Mais dans la réalité, nous avons dû tricher, au final. Parce que nous n'avions tout simplement pas le temps. Donc parfois, ceux que nous appelons les donneurs de quête, vous ne pouvez pas les tuer, nous avons été obligés de procéder ainsi. A d'autres moments, vous pouvez vous amuser avec. Mon rêve, c'est de pouvoir jouer au jeu sans qu'il n'y ait le moindre sens que c'est une scène cinématique interactive, et si vous tranchez quelqu'un, l'IA y fait simplement face. Voilà... peut-être la prochaine fois ? Si l'IA t'intéresse, je crois que ce que Lionhead va faire dans les années à venir va vraiment t'intéresser...
G : Je crois que ce qui m'intéresse surtout, c'est de voir des choses, virtuelles, qui m'apparaissent intelligentes, adroites. Qu'elles en aient l'air, finalement, surtout...
P.M. : Exactement. Je ne dirais pas que Fable II pousse l'enveloppe plus avant en matière d'IA d'une façon si incroyablement importante que ça, mais il y a quelques conséquences de choses que j'ai vu se dérouler qui sont intéressantes. La semaine dernière (l'interview a été réalisée le 24 septembre, ndlr), je n'avais encore jamais vu ça - je ne savais même pas que ce serait possible. Quelqu'un, propriétaire d'un Pub, avec l'aide d'une triche, a mis les prix de l'alcool à zéro. Et grâce à cette triche, puisque les prix étaient nuls, tout le monde a fini ivre. Et il y a ce mini-jeu avec les expressions, avec lequel vous pouvez quémander aux gens, et comme ils étaient tous pleins comme des outres, il pouvait leur prendre tout facilement, il pouvait même voler partout. Je n'ai jamais trouvé ça, je n'ai jamais prévu ça, je n'ai jamais su que ça pouvait marcher.
G : C'est dommage, mais il n'y a pas beaucoup de personnes qui s'engagent sur cette voie, finalement, la simulation...
P.M. : Je ne sais pas... nous, nous y travaillons depuis un paquet de temps maintenant, de sorte que nous avons des fondations. Pas vraiment des fondations en termes de code, parce qu'on finit toujours par réécrire un peu tout. Mais des fondations dans la façon d'y réfléchir. Et je crois que c'est une question d'approche. Quand on se met à réfléchir à l'IA, la simulation, de suite arrivent les réflexions du style "mais que faire si ça arrive, s'il se passe ça" etc. On pense à toutes les choses les plus terribles qui puissent arriver. Ca revient un peu à s'habituer à réaliser, que, en fait, ça n'a guère d'importance si ça arrive. Et donc, on a plus l'habitude de penser ainsi. Pas qu'on soit plus malins : on y a juste passé plus de temps.